L’entre-nous qui nous fait homme : l’espace du dialogue.

Inutile de faire un dessin : qui que nous soyons, quoique nous fassions, nous nous sentons sans cesse coincés entre l’un et le multiple, le simple et le complexe, la force de cohésion et la force de dispersion. Nous n’allons pas simplement vers de plus en plus d’unité, pris dans un grand vent de rassemblement, mais nous ne passons pas non plus notre temps à nous éloigner les uns des autres, entraînés par des forces qui nous dispersent. Nous sommes pris dans les deux mouvements à la fois. Le monde est toujours et en guerre et en paix ; les deux coexistent, s’entrelacent, s’emmêlent ou se juxtaposent, comme amour et haine, agitation et sérénité, civilisation et barbarie. La lutte de ces contraires est permanente, et la victoire définitive de l’un sur l’autre est pure fiction.

Le malheur, c’est qu’à force de recenser ce qui nous sépare, nous éloigne, nous oppose, nous oublions souvent de réfléchir à ce qui nous relie, nous unit, nous rapproche. La question qu’on se posera donc est celle de savoir ce qui nous unit, et surtout d’où viennent les forces d’unification, où elles prennent leur source. La question n’est pas de pure forme, elle est même capitale pour nous humains.

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Et, j’en avancerais pour preuve (ou au moins pour signe) ce bref passage d’ « Incipit » de Maurice Bellet qui me poursuit depuis tant d’années : « Qu’est-ce qui nous reste ? Qu’est-ce qui reste quand il ne reste rien ? Ceci : que nous soyons humains envers les humains, qu’entre nous demeure l’entre nous qui nous fait hommes. Car, si cela venait à manquer, nous tomberions dans l’abîme non pas du bestial, mais de l’inhumain ou du déshumain, le monstrueux chaos de terreur et de violence où tout se défait… » (p.8)

Rien a priori de très compliqué, commente l’auteur, rien d’extraordinaire : c’est même souvent au contraire du très banal et très ordinaire – comme ce qui s’échange dans le travail partagé, dans les gestes simples de tendresse ou d’amitié, dans les conversations où l’on est vraiment présents l’un à l’autre. Ça peut être la lumière d’un visage, la musique d’une voix, un simple geste de la main, quelque chose de très aisé, de très élémentaire. Toujours, il s’agit de s’approcher l’un de l’autre, mais à juste distance, en laissant de la place « entre » nous. Ni trop près, ni trop loin, mais juste. En même temps, cet ajustement ou cette recherche de la juste distance ne sont pas donnés une fois pour toutes : il s’agit de s’adapter, de se régler – et pour cela de se connaître, de se parler, etc.

L’entre : une zone intermédiaire ; un espace pour s’approcher. « Dès le début de leur méditation, et fixant ainsi leur aire de pensée, à partir du mazdéisme iranien, écrit Pierre della Faille (in « Esquisse pour une métapoésie », Le Cormier, 1986), les Orientaux cherchèrent un lien entre la chair et l’esprit – l’espace où ils interfèrent – et c’est ainsi que naquit le concept d’intermonde, cet intermonde que chacun porte en soi. C’est sans doute là une des intuitions majeures de l’histoire humaine. » Dans « La vie en dialogue » (un livre sans cesse réédité et qui ne prend pas une ride !), Martin Buber cherche à préciser les bornes de cet espace intermédiaire, ou de cet intermonde – de cette espèce de no man’s land sans lequel nul lien n’est sans doute possible.
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Le domaine de l’interhumain, affirme-t-il, s’étend bien au-delà de la sympathie, jusqu’à toute rencontre, même fortuite, qui influence le comportement mutuel, c’est-à-dire dès qu’un événement s’accomplit « entre » des êtres, si imperceptible soit-il, du moment qu’il ne contribue d’aucune manière à objectiver les partenaires, à les instrumentaliser, à en faire les moyens d’une fin. Pour Buber, le modèle de l’interhumain, c’est du côté du dialogue qu’on le trouvera – pourvu, bien sûr, que les personnes qui entrent en dialogue veuillent bien se communiquer l’une à l’autre ce qu’elles sont, sans ménager plus de place qu’il n’en faut à l’apparence, mais en veillant au contraire à laisser l’autre participer le mieux possible à son être : « C’est l’authenticité de l’interhumain qui importe, écrit Buber ; là où elle n’existe pas, l’humain ne peut pas être non plus authentique. » Autrement dit : s’il n’y a pas d’authenticité « entre » les interlocuteurs, il n’y a pas de raison de penser qu’ils puissent être authentiques chacun personnellement, chacun de leur côté !

En ce sens, un dialogue pourra être dit authentique lorsque s’y exprimera la volonté de chacun de voir dans son interlocuteur cet homme que voilà, précisément, exactement, dans son altérité, sa singularité – et aussi la volonté de lui dire : « Oui », à lui tel qu’il est, que je l’aime ou pas. C’est une fois en effet que j’ai légitimé l’autre à mon égard (que je l’ai accueilli en tant qu’homme avec lequel je suis prêt à entrer en rapports dialogiques), que je peux lui faire confiance, et attendre de lui aussi qu’il agisse en partenaire. « Prendre intimement connaissance d’un homme, écrit Martin Buber, signifie donc en particulier, percevoir sa totalité en tant que personne déterminée par l’esprit, percevoir le centre dynamique qui imprime à toute sa manifestation, à son action et à son attitude le signe saisissable de l’unique. »

Impossible d’y parvenir, on le comprendra facilement, si l’on porte sur l’autre un regard « analytique, réducteur et déductif » (sic), car un tel regard ne peut qu’entraîner l’élimination pure et simple du secret, du mystère de l’homme ou encore du sacré en tout homme. En revanche, je pourrai vouloir cultiver une intuition, une imagination capable de me donner accès à ce qui est autre que moi-même, à la façon de toute véritable imagination – mais à cette différence que mon champ d’action n’est pas le « tout est possible » visé d’habitude par l’imagination (on pense à l’imagination indispensable à un romancier pour que, se projetant dans ses personnages, son récit puisse progresser), mais la personne bien réelle et particulière qui s’avance devant moi et que je peux essayer de me rendre présente telle qu’elle est, unique, singulière, créative, plus ou moins dynamique et enthousiaste, etc. – ce qui n’est possible que si je maintiens et cultive avec elle les conditions d’un dialogue entre gens égaux (fraternels) et qui se respectent.

Ce que révèle le dialogue à propos de la nature de ce qui est susceptible d’occuper l’espace entre les interlocuteurs qui s’y lancent et aussi bien s’y risquent, c’est donc la volonté de connaître l’autre et de se laisser connaître de/par lui (fût-ce par des canaux qui relèvent davantage de l’intuition, de l’imagination que de la raison raisonnante), mais aussi la conviction que je ne me connaîtrai jamais vraiment mieux moi-même que par et grâce à l’autre. Ce sur quoi se fonde l’inter-humain, c’est sur cette certitude que l’homme est à la hauteur de lui-même non pas lorsqu’il est superbement isolé, mais dans l’intégralité du rapport avec autrui. Manière de dire qu’on ne peut sans doute comprendre la condition humaine que dans une réciprocité d’action, une interaction (en ce sens, parler est bien sûr une action !) authentique, c’est-à-dire telle que ce que l’un a à l’esprit, ce qu’il met en œuvre quand il pense à l’autre n’a rien à voir avec une quelconque volonté de s’imposer à lui et vice versa. « L’essentiel ultime n’est pas le soi-même comme tel, écrit Buber, c’est la fonction d’ouverture entre les hommes, c’est l’aide que l’on prête à l’homme pour qu’il devienne lui-même, c’est l’assistance mutuellement offerte pour que l’homme se réalise lui-même dans la dignité de sa vraie condition et d’une manière bien conforme au principe de création ; ce sont elles qui induisent l’interhumain à sa véritable hauteur. Il faut deux êtres humains (…) pour qu’en eux s’incarne concrètement la grandeur dynamique de l’être-homme. »

« Là où l’entretien s’accomplit en son essence entre des partenaires qui se sont véritablement tournés l’un vers l’autre, note encore Martin Buber, qui s’expriment sans réserve et sont libres de toute volonté de paraître, il se produit dans leur communauté un mémorable état de fécondité, comme il ne s’en présente nulle part ailleurs. »

Jean-François

Catégories : Textes divers