Voici bientôt le premier septembre, le jour anniversaire de mon ordination sacerdotale : soixante ans déjà ! Souvent je dis que le jour de l’anniversaire est un jour comme un autre, mais qu’il donne l’occasion de dire notre reconnaissance : « tu représentes quelque chose pour moi, je suis heureux de te connaître ». Reconnaissance à Dieu Père Fils et Esprit bien sûr, mais aussi à tous ceux que j’ai connus et qui me sont proches, comme vous d’ailleurs : sans vous je ne serais pas celui que je veux être, car j’ai besoin de vous.
A cette occasion je voudrais vous entretenir de quelques regards qui, en parcourant ma vie de prêtre, ont pris une intensité et coloration différente par rapport au temps de ma jeunesse. Non pas pour parler du ‘bon vieux temps’ qui serait meilleur que maintenant, ni pour le ‘fustiger’ comme totalement dépassé, non loin de là : je respecte ce qu’étaient ces temps d’autrefois, les temps de la chrétienté comme on dit, tout en me réjouissant des acquis depuis mon enfance.
Je commence par la foi. La question que je me pose aujourd’hui : comment ma foi a-t-elle évolué ? Intensifiée ? Dans ma Flandre natale la foi m’apparaissait évidente, elle faisait partie de ma culture et de mon éducation : je ne me posais pas de questions, les questions étant posées dans le catéchisme, questions qu’on devait connaître par cœur (en flamand cela se disait : ‘ van buiten’, ce qui se traduit : ‘du dehors’ !) et les réponses données l’étaient tout autant, par cœur. Questions et réponses du catéchisme se posaient très peu (un euphémisme) en référence avec la Bible. Fort heureusement il y avait les histoires, racontées comme de vraies histoires et que je pouvais contempler sur des ‘posters’ déroulés au tableau : quelque paroissien disait il y a deux semaines : Jean aime les histoires, et c’est vrai. Certes il y avait beaucoup de sens chrétien s’exprimant dans la prière familiale chaque soir, dans les eucharisties qu’on appelait les messes mais sans songer un instant que messe veut dire : envoi en mission, non la messe étant la répétition non sanglante du sacrifice de Jésus à laquelle il fallait assister. A côté de cela il y avait bien sûr l’enseignement et l’éducation dans un collège à la discipline très stricte. Je n’oublie pas la formation dans le scoutisme qui a tellement marqué ma jeunesse : je me souviens de ma promesse, je récite encore la prière des scouts (en traduisant) : « Seigneur Jésus, toi qui as dit à tes apôtres : « Soyez toujours prêts » et m’as donné la grâce de choisir cette parole pour devise… » ; je pense à l’entraide solidaire en patrouille et à la BA (bonne action journalière)… Bref une foi évidente, se traduisant essentiellement dans le respect de « rites » dites obligatoires, dans le respect des « commandements » et certes dans une façon de vivre en chrétien. La Mission très appréciée alors était celle de l’aide aux missionnaires dans les pays lointains, allés convertir les indigènes.
Aujourd’hui comment est-ce que je parle, pense et tâche de vivre ma foi ? Je n’aime plus de dire que j’ai la foi, comme une doctrine que je possède, mais je tâche d’être croyant…même de devenir croyant, confiant en Quelqu’un que je puis appeler Dieu et surtout Père, ce Père tel que révélé en Jésus venu manifester dans le dynamisme de l’Esprit, que Lui le Père, le premier, a confiance en moi, en nous. Toutefois je ne puis plus penser que Dieu a confiance en moi, sans me dire qu’il a confiance en tout être humain, qu’il a même confiance dans l’Univers qu’il a créé. Une image forte de cela je la retrouve dans le récit de la Création : l’homme façonné par Dieu, qui lui confie le monde afin de le garder et le cultiver et surtout qui lui confie les autres, différents de lui, mais avec qui il trouve sa joie à pouvoir faire œuvre ensemble pour le bien-être de tous. Le Seigneur est avec moi, non pas à côté de moi mais en moi, demeurant en moi. Tout homme est dépositaire de l’Esprit de Dieu : je pense à l’image de Saint Paul : l’Esprit Saint vient rejoindre l’esprit de tout homme, quel qu’il soit, de quelque religion à laquelle il adhère. Mais nous chrétiens avons la chance non pas de « savoir » que Jésus l’homme de Nazareth est le Fils de Dieu montrant par ses faits et gestes jusque dans le don total de sa vie, qui Dieu veut être pour les hommes, mais d’y croire, sans preuves matérielles, dans l’expérience que le croyant peut expérimenter dans son vécu concret. La mission de tout homme est d’être image de Dieu, la mission de tout chrétien est de faire voir qui est Jésus vivant en lui. Ce qui est devenu important en moi, c’est de vivre ces quatre dimensions – la relation à Dieu, à l’environnement, aux autres et à soi-même dans une symbiose unanime. Nous sommes créés pour vivre sous l’impulsion de son Esprit cette solidarité au jour le jour, chacun avec les circonstances concrètes de sa vie. Vivre c’est aimer et la définition que je donne à l’amour : faire vivre l’autre et ainsi vivre soi-même. Voilà pour la foi.
J’en viens à la Parole de Dieu. J’entends des gens dire : ce que nous lisons dans la Bible ce sont des paroles d’hommes, ce que nous lisons dans les évangiles ce sont des écrits selon Matthieu, Marc, Luc, Jean ou même Paul. J’acquiesce à ce regard, tout en précisant que l’Esprit est à l’œuvre dans les écrits de ces hommes. J’entends aussi dire que les écrits de l’Ancien Testament racontent des violences qui seraient voulues par Dieu, je pense aux cavaliers égyptiens noyés dans la Mer Rouge : inaudible aujourd’hui, pourquoi lit-on cela dans la nuit de Pâques ? La Bible est pour moi un livre d’histoires, l’histoire sainte en sachant que le mot histoire n’a rien à voir avec le sens actuel de la « science historique » : cela s’est passé comme cela ! Non l’histoire a tout à voir avec l’étymologie du mot histoire : un tissu d’événements : c’est notre histoire, notre vie qu’on tisse à travers ces narrations. Non pas que tout soit inventé, mais tout a été, à un moment donné, perçu : le Dieu violent n’est-il pas encore dans la perception de beaucoup : qu’ai-je fait au bon Dieu pour que… ? Fausse image de Dieu. Dans le passé cela a été aussi perçu par ce qui nous est raconté, mais pour faire émerger la vraie image de Dieu, le Dieu de l’Alliance : j’aime bien le mot : un Dieu qui se lie aux hommes, veut avoir besoin des hommes, qui fait de nous ses alliés. Tout cela est encore plus clair dans les évangiles qui ne sont pas des biographies de Jésus, mais en puisant dans le souvenir de Jésus on y perçoit les réponses de Jésus ressuscité aux problèmes qui se posent dans les premières communautés chrétiennes, tout autant que les réponses que Jésus nous suggère aux questionnements que nous nous posons. Lire l’histoire sainte, lire les évangiles et les lettres des apôtres, c’est lire notre histoire. Une approche du Pape François m’interpelle quant à l’homélie : « la préoccupation, la première occupation du prêtre ou du diacre qui prêche doit être : non pas se dire que vais-je leur dire, mais avant tout s’entendre personnellement interpellé par le récit de l’Ecriture et ensuite traduire ce qu’il a perçu dans la prière sous l’inspiration de l’Esprit, pour la nourriture de la communauté ».
L’Eucharistie a été et est toujours essentielle dans ma vie, pour autant que l’on comprenne bien qu’il s’agit d’y communier. Communier c’est, selon l’étymologie, recevoir une mission ensemble. Communier d’abord à la Parole de Dieu que je suis appelé à vivre. Etre pratiquant selon Jésus : c’est écouter la Parole et la mettre en pratique. Ensuite communier au corps donné pour nous et au sang versé pour nous pour que nous, en communauté et individuellement, devenions le Corps du Christ. Communier enfin à la mission du Christ : nous entendre dire : « allons dans la paix et la joie du Christ ». Les autres sacrements, baptême, malades et mariage, toujours des rencontres avant d’être des rites à respecter, les rites sont les signes pour qu’ils soient porteurs de signification et ainsi vécus dans notre vie.
Et l’Eglise ? Autrefois dans ma jeunesse elle était perçue comme une institution dirigée par la hiérarchie qui a le dernier mot. Grâce au Concile elle est devenue pour notre temps la communauté des disciples de Jésus, l’Eglise Peuple de Dieu : son objectif est de faire communauté en ayant le souci ensemble du bien-être des humains à tous les niveaux. Universel d’abord, pensons aux migrants, car Dieu aime tous les hommes quels qu’ils soient ; niveau chrétien ensuite, tous marqués par la confiance mutuelle entre Jésus et les siens, niveau d’une communauté à taille humaine, telle que la famille, la paroisse et tant d’autres initiatives créées pour assurer le ‘bien-être’ avec l’accent sur l’être de tous, car tous ont la dignité humaine.
Un dernier mot sur le prêtre : je me souviens toujours que le jour où je suis entré au Séminaire le 25 septembre 1950, le Président, responsable du Séminaire a dit aux nouveaux venus dont j’étais : « Désormais vous êtes des « segregati » ce qui signifie : « hors du troupeau » Quelle image du prêtre ! Je préfère de loin l’image que le pape François donne du pasteur dans son exhortation apostolique : « Avec le troupeau, parfois en tête certes pour veiller au chemin conduisant aux pâturages, parfois au milieu du troupeau – je pense à la devise de notre archevêque le Cardinal De Kesel : « Chrétien avec vous » – aussi parfois à l’arrière du troupeau pour manifester le souci des retardataires. Non, le prêtre n’est pas l’homme du « sacré », mais avec les siens l’homme de Dieu comme le Fils de l’homme l’a été et l’est. Ainsi je tâche de porter mon regard sur Jésus, pour le voir à l’œuvre dans la foi des évangélistes afin qu’il soit aussi à l’œuvre dans ma vie. Jésus est celui qui appelle, nous sommes tous appelés, tous nous avons la vocation mais chacun selon son charisme qu’il a reçu du Seigneur. Ma prière pour les vocations : que le Seigneur donne accès au pastorat à de nombreux candidats qu’il appelle à son service.
Voilà j’en termine en rappelant que j’ai voulu dire en toute franchise les préoccupations qui sont les miennes. Avec toute la reconnaissance pour tant d’entre vous parce qu’ils m’ont révélé la bonté et le souci du don de soi que le Seigneur vous inspire.
Père Jean