« Il y a dans les bois Des arbres fous d’oiseaux. »
Paul Eluard
Étudiant, il m’arrivait pendant les vacances de voyager en « bateau-stop ». « Quelle est votre destination? Acceptez-vous des passagers? » Deux questions qui m’ont mené, d’escale en escale, tout au long du Saint-Laurent, de Montréal à la mer.
J’ai passé des nuits entières, étendu dans les cordages, sans perdre des yeux le balancement des feux de hauts-mâts parmi les étoiles de la Voie lactée. Je n’ai pas manqué une seconde du déroulement de l’aube, depuis les premières lueurs grises jusqu’à l’embrasement du ciel en filaments écarlates.
Des dauphins souvent nous accompagnaient, nous prenant de vitesse, pour revenir en volte-face. Leurs ventres retournés reflétaient la lumière dorée du Soleil sur la mer bleue, blanchie par l’écume des vagues.
Un jour, enthousiasmé par la beauté du spectacle, j’alerte un des marins avec lequel j’avais, la veille, longuement conversé. Il descend dans le bateau, en ressort avec trois hommes portant des fusils de chasse… Malgré mes protestations, l’eau devient rouge. Adieu les dauphins… J’ai revu ce marin plus tard dans la journée. Je lui ai rappelé notre conversation de la veille. Il m’avait parlé de son enfance malheureuse, de son père ivrogne et de la tristesse de sa situation actuelle. Il avait ajouté : « De partout, il ne m’arrive que des emmerdes. » Avait-il conscience d’avoir détruit une source de plaisir? Manifestement, ces mots n’évoquaient en lui aucune résonance. Son vrai malheur était peut-être là. Comment retenir la pulsion de tuer quand la jubilation est absente?
« J’ai eu très tôt, enfant, écrit Annie Leclerc dans Épousailles, l’idée — mais c’était aussi l’étreinte d’un désir — qu’il fallait connaître et affirmer de là où c’était le plus fort, le plus puissant, que notre faculté d’accès au vrai désirable n’était ni l’entendement, ni la raison, ni l’intelligence mais la seule jubilation.»
Elle fait ainsi écho au mot de Goethe : « Les théories sont grises, mais les feuilles sont toujours vertes.»
« Plus on comprend l’univers, plus il nous apparaît vide de sens », écrit dans Les Trois Premières Minutes le physicien Stephen Weinberg. Je le mets au défi de répéter ces mots en écoutant — comme je le fais en ce moment — Les Noces de Figaro de Mozart.
« La musique, souvent, me prend comme une mer. » Quand, avec Beethoven ou Wagner, je m’embarque pour une croisière, ces vers de Baudelaire quelquefois me reviennent en mémoire. Guidé par ces timoniers géniaux, charrié, bousculé par les lames profondes, je sens monter en moi un irrésistible sentiment d’exaltation et de reconnaissance pour la vie et pour l’univers qui l’a engendrée.
Les sons, les couleurs, les mots sont les alphabets des artistes. De leurs combinaisons naissent des émotions nouvelles qui nous révèlent en nous-mêmes des océans inconnus, des cavernes d’Ali Baba inexplorées.
Il est difficile d’imaginer qu’il y a trois siècles à peine les œuvres de Bach, de Haydn, de Schubert, les tableaux de Turner, de Monet et de Van Gogh n’existaient pas. Il faudrait célébrer leur apparition comme autant de révélations des merveilleuses potentialités de la matière primordiale.
Grâce au labeur des artistes, la réalité acquiert de nouvelles dimensions, l’univers gagne en splendeur et en richesse. Des voies nouvelles s’ouvrent pour transformer les moments de notre existence en instants d’exultation.
Sur un poster, Baudelaire me regarde. Dans ses yeux douloureux, je lis un message ; celui du Spleen de Paris :
« Si quelquefois, sur les marches d’un palais, sur l’herbe verte d’un fossé, dans la solitude morne de votre chambre, vous vous réveillez, l’ivresse déjà diminuée ou disparue, demandez au vent, à la vague, à l’oiseau, à l’horloge, à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle heure il est; et le vent, la vague, l’étoile, l’oiseau, l’horloge, vous répondront : « Il est l’heure de s’enivrer! » Pour n’être pas les esclaves martyrisés du Temps, enivrez-vous ; enivrez-vous sans cesse ! »
Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu : à votre guise. Mais enivrez-vous !
Envoyé par G. K.