Dans un livre émouvant, Corneille revient sur son parcours hors du commun, marqué par le génocide rwandais en 1994, son exil vers le Canada, et une carrière fulgurante. Il nous parle aussi de sa quête de guérison et d’identité, de sa foi en son destin. Une rencontre exceptionnelle.
Toute une génération se souvient de son premier album, « Parce qu’on vient de loin », qui connut un succès planétaire en 2003. Musique R’n’B, voix chaleureuse, textes touchant à des questions existentielles, Corneille dut aussi son succès à son parcours extraordinaire. Né en Allemagne, il rejoint le Rwanda à l’âge de six ans où il dut s’intégrer dans son propre pays. A 17 ans, en 1994, il échappe au génocide au cours duquel toute sa famille est assassinée, et parvient à fuir vers le Congo, et de là en Allemagne, pour émigrer finalement au Canada. Commence alors une nouvelle vie, marquée par la quête de sa propre identité et une foi inébranlable en son destin. Corneille raconte ce cheminement dans une autobiographie qu’il mit cinq années à écrire, et qu’il vient de publier sous le titre: « Là où le soleil disparaît » (XO Editions).
Corneille, pourquoi, à trente-neuf ans, publier votre autobiographie?
Parce que, longtemps, j’ai cherché un mode d’expression qui me permette de raconter mon histoire, des choses que je n’arrivais pas à dire lorsque j’étais au sommet de ma gloire. A un moment donné, j’incarnais un peu cette idée de résilience. Je rencontrais des gens dans la rue, qui me disaient: « Quand on voit à quoi vous avez survécu, et que vous gardez le sourire, cela nous rend plus forts. » Il m’était difficile d’entendre cela alors qu’en fait, je n’allais pas si bien que cela. Ce sourire, c’était un peu mon costume de fonction. Je désirais sourire, mais c’était un peu par devoir.
Je ne pouvais pas expliquer cela en chansons, c’est trop complexe. J’ai fait une tentative en ce sens, avec un album qui s’appelait « Sans titre » (sorti en 2009, ndlr.), et où je ne souriais pas trop… L’album n’a pas marché.
Puis m’est arrivée cette proposition d’écrire un livre. Je me suis dit que cela valait peut-être le coup de tenter l’expérience. J’ai écrit les premières pages, et je me suis rendu compte que je n’avais plus à faire rimer les phrases. Tout d’un coup, j’ai trouvé de l’espace, du temps, une liberté et, depuis, je n’ai pas lâché la plume.
Votre destin vous a amené à la musique, à une carrière fulgurante. Mais celle-ci ne vous a pas forcément aidé à trouver cette identité que vous avez cherchée pendant des années…
Ma carrière ne m’a pas aidé. Je me cachais derrière elle, et elle renvoyait une certaine image de moi vers l’extérieur. Quand on est chanteur, on écrit des chansons et si un jour, on a de la chance, on rencontre ce monstre qu’on appelle le succès. Le succès vient accompagné de beaucoup de choses, qu’on ne peut comprendre avant de les avoir vécues, et qui sont difficiles à expliquer. On se sent obligé d’être toujours dans la gratitude, parce que les gens vous regardent et disent: « De quoi il se plaint, lui? On rêve tous d’être là. »
En même temps, cette carrière m’a forcé à reconnaître un problème en moi. Je souffrais encore d’une très grande solitude. Cela me disait que j’avais peut-être besoin de me poser les vraies questions sur mon passé, et sur mon véritable état, pas celui que je me forçais à proposer aux gens, parce que je pensais que c’était mon boulot de le faire.
Lorsque vous fuyez le Rwanda en 1994, échappant plusieurs fois à la mort, vous êtes porté par une certitude: vous avez un destin. Comment expliquez-vous cette certitude qui vous habitait? C’est quand même très mystérieux…
C’est exactement cela, c’est un mystère. La seule façon que j’ai trouvée pour l’expliquer, c’est que je n’avais plus aucun moyen d’avancer, parce que j’avais tout perdu. J’avais la malaria, j’avais épuisé toutes mes ressources physiques. Je n’avais pas de raison de continuer, je n’avais aucune destination.
Ce qui m’a permis d’avancer, c’est cette certitude que j’avais. C’était plus qu’un espoir. Et je me suis dit que, peut-être, on avait la capacité d’avoir de temps en temps un petit regard dans les affaires de demain, et peut-être qu’on existe déjà dans le futur. Peut-être que ce « moi » d’aujourd’hui a chuchoté cet espoir au « moi » qui marchait lors de l’exode, en lui montrant une petite partie de ce que ma vie allait être, qui était déjà, mais dans une autre dimension. Cela fait un peu science-fiction, mais c’est tout ce que j’arrivais à trouver pour expliquer cette force, pour quelqu’un qui n’a plus de raison de croire. Et c’est peut-être ça aussi la foi. Peut-être que les deux sont liées, peut-être est-ce la même chose.
Est-il encore possible de croire en l’existence de Dieu quand on a vu ce que l’humain est capable de faire à un autre humain? Quand on voit ce qu’ont fait des « hommes de Dieu »?
Oui, parce que les actes des « hommes de Dieu » sont justement commis par des hommes. On a beau être un homme de foi, quand la peur est là, quand la haine est là, l’être humain peut être réduit à ce qu’il a de pire. Je pense que pendant le génocide rwandais, il y a eu beaucoup de choses qui ne sont plus de l’ordre de l’humain, et quand on est là-dedans, la foi peut être vite écartée.
Je suis mal placé pour renier la foi, parce que la vie a repris pour moi. Moi, évidemment, je crois. J’ai vécu tout cela, mais me voici aujourd’hui avec une deuxième chance, avec une famille, avec une carrière, une vie confortable. Je n’ai pas le choix. Ma vie m’oblige, me pousse, me dicte de croire qu’il y a quelque chose au-dessus de moi.
Dans votre livre, vous vous adressez souvent à votre père décédé, que vous situez au paradis avec toute votre famille. Gardez-vous un lien avec vos parents par-delà le voile de la mort?
Oui, le lien continue. Il continue surtout à travers mes enfants, qui portent sur eux les visages des membres de ma famille. Aujourd’hui, je remplis la fonction qui était celle de mes parents quand j’étais gamin. Et maintenant que je suis père à mon tour, je les comprends mieux, je suis beaucoup plus proche d’eux.
Je n’avais pas envie de parler de mes parents à la troisième personne, parce que cela les rendait moins vivants. Et puis, j’ai décidé de les loger au paradis pour qu’ils m’écoutent. C’était plus facile pour moi de leur parler sachant qu’ils étaient dans un lieu symboliquement plus élevé que le mien, où ils ont de la hauteur, où ils peuvent me conseiller, où ils peuvent me parler avec un peu plus de recul.
Vous parlez de vos enfants comme des guérisseurs, et vous écrivez que la moindre des choses qu’on peut leur donner en retour, c’est de les aimer. Finalement, est-ce là votre destin: aimer?
Aimer, oui… C’est plus qu’un destin, je dirais que c’est le but à atteindre. Ce n’est pas toujours facile. Je dirais même que c’est la chose la plus difficile. Il est très facile de haïr. On peut trouver toutes sortes de raisons de haïr l’autre. L’amour, c’est le vrai boulot, parce qu’il faut se mettre en condition pour l’accueillir. Après, il faut l’entretenir, et la vie met sur notre chemin toutes les raisons possibles et imaginables pour écarter l’amour. C’est la chose essentielle de notre existence, mais la plus fuyante aussi, et c’est ce qui rend la vie complexe mais également intéressante.
Quels sont aujourd’hui vos rêves pour l’avenir?
Mes rêves… Plus je grandis, plus je vieillis, moins j’ai de rêves. J’ai passé les trois-quarts de ma vie à rêver. Ce n’est pas que je ne rêve plus, mais j’ai de moins en moins de rêves. Peut-être que quand je serai proche de ma mort, je n’en aurai plus qu’un. Aujourd’hui, j’ai un rêve tout bête: celui d’avoir soixante ans, et d’être autour d’une table entouré des miens, de ma femme, de mes enfants et de leurs enfants, et d’avoir un moment où je prends du recul et où j’observe cette scène. Et je me dis alors, que finalement tout, incluant le pire que j’ai subi dans la vie, avait du sens puisqu’il aura mené à cet accomplissement. Aujourd’hui, je n’ai que trente-neuf ans, mais ça va arriver plus vite que je ne le pense.
Pensez-vous, espérez-vous un jour retourner au Rwanda?
J’ai cet espoir, parce que c’est un besoin pour tout le monde. Pour tous ceux qui sont partis de chez eux, le retour est essentiel. C’est probablement la dernière étape de la guérison, ne fût-ce que pour voir la terre où j’ai enterré les miens. C’est une phase essentielle à mon deuil.
Corneille raconte le drame de sa vie dans un livre
Recueilli par Christophe HERINCKX
SOURCE : Cathobel.be